mercredi 24 mai 2017

La proie pour l'ombre

« Ce chien, Voyant sa proie en l’eau représentée,
La quitta pour l’image, et pensa se noyer.
La rivière devint tout d’un coup agitée ;
A toute peine, il regagna les bords,
Et n’eut ni l’ombre ni le corps. »
Esope. « Le chien qui porte la viande. »

“Hello darkness, my old friend,
I’ve come to talk with you again...”
                     Simon and Garfunkel



« La proie pour l’ombre. »

Elle referma le livre, songeuse, pensant au sien, qui était peut-être un leurre.
Mais dans ce climat vespéral, nimbé de demi-pénombre, persistait une lueur.


Ce jour là.

L’hiver venu, la clarté déclinait vite, projetant ses ombres étirées à l’infini. 
Elle n’était pas revenue depuis très longtemps, si certaine que tout était fini.
A cet instant, au lieu dit du rendez-vous où elle attendait, l’anxiété la gagna. Elle ignorait qui était celui désireux de rester à l’ombre de son anonymat. Seuls, des appels masqués, lui avaient permis d’entendre un timbre de voix. Pour cette première rencontre, il avait donné ses consignes plusieurs fois. Ils se retrouveraient sur le dôme d’une colline, située à distance de la ville. L’endroit choisi lui étant familier, elle avait pensé à un scénario, puis mille. Elle devait s’y rendre à l’heure précise du crépuscule, à sa première tombée. Cependant, elle avait décidé de prendre de l’avance, pour ne pas se tromper. 


Quelques semaines plus tôt.

Son entourage qui n’aimait pas la savoir seule, lui avait conseillé un site. Repliée dans l’ombre depuis trop longtemps, elle devait rompre avec ce rite. Elle aurait refusé si on ne l’avait pas convaincue que c’était indispensable. Ses résistances cédèrent face à des témoignages, prouvant que c’était fiable. C’est donc le cœur léger qu’elle franchit le pas, du prétendu insurmontable. Plus tard, elle s’interrogerait sur le dessein, de ces bonnes âmes charitables. Entre-temps, prise à ce jeu du virtuel, elle eut des échanges plutôt plaisants. Mais nul ne sut vraiment capter son esprit pour l’intéresser, durablement. Jusqu’à ce profil, déclinant pseudonyme, profession et un texte évidemment.

« Le salon est plongé dans l’ombre. Par la fenêtre, je vois un flocon de neige. Il virevolte lentement vers toi et illumine nos probables stratèges. » Arpège.

Arpège enseigne la philosophie, apprend aux élèves le mythe de la caverne. Platon nous instruit sur ce qui se révèle à nous, à travers de pures illusions. Elles génèrent les faux semblants, dans l’ombre de ceux qui les gouvernent. L’être se dérobe devant son paraître, qui l’aveugle, de trop de présomptions.

« Bonjour. Arpège au téléphone. Merci pour votre beau mail, très lumineux. Je n’ai encore rien reçu de si vrai d’aucun internaute. J’ai été très heureux. Vos mots ont résonné au plus profond de moi et je me sens plus courageux. A mon tour de vous demander ce qui a pu vous inspirer, j’en suis curieux. »

J’avais écrit : « Aucun lieu nulle part ne nous préserve des erreurs passées. L’avenir est aussi incertain, que l’horizon que l’on ausculte, obstinément. Ceux censés être vos amis s’éloignent, dès que vous avouez être dépassé. Alors, vous réalisez que votre pire ennemi est vous-même, indubitablement.


Arpège avait un rire chaleureux. Leurs conversations duraient longtemps. Quand il proposa qu’ils sortent enfin de l’ombre, pour se voir, elle fut ravie. Et s’il décida et fixa lui-même les conditions, elle n’y vit aucun inconvénient. Elle pensa plutôt qu’il manifestait ainsi un tempérament déterminé à l’envi. Qu’elle connût déjà le mont de la vallée désignée, ne lui parut pas étrange. Elle l’accueillit comme signe d’un destin favorable, et même béni des anges.

Il avait exprimé le vœu qu’ils se retrouvent, peu avant la tombée de la nuit. Toutefois, elle avait décidé de prendre de l’avance, pour ne pas se tromper. Ils devaient se reconnaîtrait car il prononcerait les mots clé de leurs esprits. « Arpège. Aucun lieu nulle part. » Aussi, était-il impossible de se fourvoyer.

Elle aurait pu rétorquer qu’un code n’est secret qu’à condition de le vouloir. Cette clause ne garantissait pas une identité, pouvant toujours être usurpée. Elle n’avait rien dit de tout ceci et avait consenti, en choisissant de le croire. Elle s’était convaincue du bénéfice, à découvrir des possibles insoupçonnés. Il était temps pour elle, de s’extraire de l’ombre, et d’avancer vers l’inconnu. Elle se savait prête à tenter l’aventure, se laisser conduire vers l’impromptu.


A ce moment.

Elle s’était apprêtée malgré une demi-obscurité, qui noierait leurs visages. Ils ne s’étaient jamais vus, ayant l’un comme l’autre refusé la photo d’usage. Ayant gravi la pente, elle atteignit un plat, qui foisonnait d’herbes sauvages. Repérant le creux incurvé, tapissé de mousse, elle y échoua, sans ambages. Elle prit ombrage d’être soudain hantée, par ses souvenirs de tant d’orages. Comment ne pas craindre qu’Arpège, s’il existait, ne répète l’ancien ravage ?

Des pas légers troublèrent sa plongée dans un passé, si proche et lointain. Elle ne vit pas d’où il avait surgi mais elle capta une présence très palpable. Il n’était pas encore tout près mais les mots magiques lui parvinrent de loin. Se dressant, mains en porte-voix, elle fit écho, autant qu’elle en fut capable. Il était venu mais elle ne pouvait le distinguer dans la pénombre descendue. Elle aurait souhaité se hâter vers lui, à seule fin de lui souhaiter bienvenue. Or, elle sentit monter une peur immense et nouvelle, qui la serrait en étau. Sans un geste, elle se revêtit de la pénombre, comme d’un élégant manteau.

« C’est vous ? » Demanda-t-elle, en alerte, se tenant soudain sur le qui-vive. Il énonça les mots de leur sésame, ce qui la rassura mais pas complètement. Ayant dû anticiper ses doutes, il se rapprocha et effleura sa main lentement. « Je suis là pour vous et je le serai autant que nécessaire, quoi qu’il arrive. » Il était donc réel puisqu’il pouvait établir un contact physique, et la toucher. Mais il lui fallait des preuves sur ses véritables intentions et le choix du lieu. « Pourquoi ici, où j’ai passé tant de moments de solitude, et si endeuillée ? » Il lui répondit qu’elle devait se défaire, de tant de regrets des plus insidieux. Mais qui est-il donc pour avoir ainsi compris cette douleur qui me détruit ? Seuls, mes plus proches connaissent la vérité, sur mon épique parcours de vie. Et lors de nos si nombreux échanges, je ne lui ai jamais relaté mon histoire. Alors comment peut-il être aussi bien informé, et d’où lui vient tout ce savoir ? Elle l’entendit murmurer qu’il était l’ombre d’elle-même, tapie dans le noir. Il avait toujours été là et le serait jusqu’au bout, telle sa réplique en miroir. En la prenant par les épaules, il l’attira vers lui, avec une douceur infinie. Elle huma des effluves, rappelant le parfum, lui tenant lieu de seconde peau.

« Est-il possible que vous incarniez la version masculine de mon indéfini ? » Arpège avait répondu avec sérieux, qu’en tout cas, il n’était pas son corbeau. Elle prit une grande inspiration et osa poser une question, bien que très troublée. « Votre but est-il de me sortir des ténèbres, qui m’ont longtemps condamnée ? » « Je viens conjurer un sort, qui vous aliène, au cœur de vos cauchemars. » Dit-il. Qui lui envoyait ce messager pour contrer ses infortunes et abattre les remparts ? Selon lui, il était un doublon, façonné homme, de son passé meurtri, de femme.


Fin de partie

La prenant cette fois par le coude, il guida ses pas sous un ciel chargé d’encre. Levant les yeux pour le scruter, elle discerna un pâle quart de lune qui sombrait. Pouvait-elle se fier à cet homme la dirigeant d’une main ferme, mais jusqu’où ? Comme elle ne le voyait pas, elle se le figurait à travers une démarche très sûre. Elle n’aurait pas été surprise s’il avait dû dévoiler une tête masquée d’un loup. Elle entendit son propre rire, moquant une imagination de mauvaise tournure. Comme s’il avait lu dans ses pensées, il l’invita à chasser, ses funestes présages. « N’ayez rien à craindre de moi, que vous n’auriez fait, tel votre propre otage. » Ils marchaient depuis quelques instants, quand un vent fort se leva en tempête. La puissance des rafales, malmenant leurs corps, ils se retrouvèrent tête à tête. Un éclair zébra le toit de nuit, le lézardant en une longue déchirure lumineuse. Ce qu’elle vit en temps éclair, elle le devait aux folles intempéries capricieuses. Légèrement penchée et à flanc de la colline, se dressait une belle pierre tombale. Se tenant à son pied, avec sa haute stature, Arpège arborait un visage sculptural. Il était impossible qu’il fût ni charnel ni vivant, et encore moins son frère d’âme. Toute cette scène n’était qu’une vaste illusion, dont elle était l’objet et la proie.

Son cœur se mettant à battre la chamade, elle recula et heurta une mince paroi. Elle la parcourut du bout des doigts, concluant au montage d’un décor approprié. En était-elle l’auteur et lui, un simple acteur, qu’elle aurait, à son insu, recruté ? Les contours d’un cimetière se découpèrent dans un jeu de lumière et d’ombre. Arpège s’étant immobilisé, la regarda dans les yeux, les siens plutôt sombres. « Alors, qu’auriez-vous à dire pour votre défense, vous, le grand et bel acteur ? Pour ma part, je considère avoir été flouée, ayant eu affaire à un vil imposteur. » Sous le front haut et le nez aquilin, un pâle sourire dessina des lèvres sensuelles. « Je suis très confus mais vous m’avez élu pour jouer cette partie existentielle. » Sans hésiter, il se précipita vers elle, qui pensait avoir désormais touché le fond. Déposant un baiser papillon sur sa joue toute mouillée de larmes, il lui fit front. Ainsi, traverse-t-on le monde des apparences pour atteindre nos propres vérités. Quoi qu’il en soit de nos défaillances et faiblesses, leur rachat n’est que vacuité.

Sur une pierre tombale toute de guingois, on pouvait lire, en lettres araméennes : V.A Aramian. Née en 1959. Décédée…Or, cette date avait été effacée ou biffée. Se serrant tout contre le comédien, elle lui demanda si ça valait toute cette peine. Il hocha sa tête, surmontée d’une magnifique crinière de longs cheveux argentés.

Adrien, saisissant sa main, il la serra fort, quand l’écran fit défiler le générique. « Tu m’en veux ? » Chuchota-t-il dans la pénombre de la salle, promue aux 3D. Elle se tourna vers lui, tout sourire : « Tu es décidément un homme maléfique. » « Et toi, la pire des femmes que j’ai jamais connues, comme le diable incarné ! »


Valérie Osganian - (groupe "forum des mots") - Paris.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire